lundi, 19 décembre 2011
Interview de Chantal Grosléziat
Chantal Grosléziat (*): auteur de "Comptines de roses et de safran"
Didier jeunesse, collection Comptines du monde
Chantal Grosléziat est musicienne, formatrice, directrice de l'association Musique en herbe, auteur de plusieurs livres-CD chez Didier jeunesse et de livres à destination des éducateurs (**)
Comment s'est fait le collectage ? Vous êtes allée en Inde ?
Je suis effectivement allée en Inde, au Gujarat et au Rajasthan il y a six ans, mais c'était pour des raisons personnelles et à l'époque je ne pensais pas à un livre-CD sur l'Inde.
Le collectage a pris trois ans, plus une année supplémentaire pour tout mettre en ordre, mais tout a été fait en France au fil de rencontres successives : il y a toujours eu quelqu'un qui m'envoyait chez quelqu'un d'autre...
Je me suis adressée à l'Institut des langues et civilisations orientales où j'ai rencontré un professeur de tamoul originaire de Pondichéry, puis le professeur de telougou. Pour le Pakistan, j'ai contacté l'association franco pakistanaise. J'ai rencontré Ghazala Bhatti, présidente de l’association et c'est elle qui chante dans le disque. Puis, elle m’a indiqué une famille dont les deux enfants chanteront.
C’est aussi grâce à Sipra Ghose, qui interprète quelques jeux de doigts en oriya et en bengali que j’aurai la chance de rencontrer Anindita Mukherjee, au cours de la troisième année. Elle arrivait directement du Bengale, venait d’avoir un enfant et connaissait parfaitement des chansons modernes issues des films de Bollywood et du célèbre poète Tagore. J’étais heureuse qu’elle puisse chanter Nanhikali, berceuse en hindi, connue dans toute l’Inde, chantée par une actrice dans un film des années 60.
Et le répertoire ?
En Hindi, langue officielle, il existe très peu de chansons traditionnelles hormis celles diffusées au cinéma. Il était important de rendre compte des langues des différents états dans leur diversité. En fait, c'est l'interprète qui me guide vers le choix du répertoire. Les gens que je rencontre me disent : « Je chante ça à mon enfant » et je fais confiance à leur mémoire. Je m'appuie sur leur répertoire. C'est pour cela que l'on trouve dans cet enregistrement aussi bien des titres traditionnels que du chant classique en sanscrit ou des chansons très simples glanées dans des films comme Shaurobaurno en bengali.
Il fallait aussi que ça corresponde aux populations indiennes, sri lankaises et pakistanaises qui vivent en France. Dans le cadre de mon travail à Musique en herbe en Seine-Saint-Denis, je rencontre surtout des femmes tamoules du Sri Lanka. Il fallait donc élargir mes recherches au-delà d’un premier cercle.
Toutes ces personnes qui chantent dans l'enregistrement, ce sont des professionnels ?
Pour la plupart ce sont des parents, donc, non professionnels car ce type de répertoire est très souvent bien chanté car bien connu de tous. Ici, il y a quelques musiciens professionnels : le musicien Amrat Hussain, musicien du Rajasthan, héritier d’une longue tradition familiale de musiciens des maharadjahs. Il joue des percussions et du tabla, mais il chante très naturellement des chansons que lui a transmis son grand-père. Lui, je l'ai rencontré au centre musical ATLA (***) où il donnait un concert, il est extraordinaire car il reprend des ryhtmes très complexes tout en étant capable d’improvisations.
La rencontre avec Audrey Prem Kumar a aussi été passionnante. C’est une jeune française qui a passé 10 ans à Madras pour apprendre le chant classique. Elle est depuis concertiste en France, s’accompagne de musiciens de jazz ou de musiques actuelles. Lorsque les gens l’entendent chanter sur le disque, ils ont du mal à imaginer que c’est une française.
Vous devez vous retrouver avec un très grand nombre de chansons. Comment faites-vous votre choix définitif ?
Je me retrouve en effet avec une importante matière et des chansons plus ou moins bien chantées. Mon premier critère de choix, c'est la qualité musicale, la qualité mélodique et, bien entendu, le contenu du chant. Je tenais beaucoup à ce que figurent des onomatopées et des bruits de bouche : on est là dans un jeu vocal qui parle beaucoup aux petits, et de nombreux chants font appel à des jeux d’onomatopées liées aux rythmes des tablas. Puis vient la question de l’équilibre entre les langues, les interprètes, enfants, voix de femmes et d’hommes, mais surtout les styles de chants et de comptines, au rythme enlevé ou bercé, chansons à texte ou comptines ludiques. Cet équilibre est important à la fois pour rendre compte de la multiplicité du répertoire et pour le plaisir de l’écoute sur l’ensemble du disque.
Et la musique ?
Nous travaillons dans le respect d'un style : par exemple, on n'utilise pas les mêmes instruments dans le nord et le sud de l’Inde, c’est donc important de le respecter. On reste ainsi le plus possible dans cette idée de mise en valeur des instruments traditionnels : tablas, tampura, sitar, flûte bansuri et violon, qui apportent beaucoup de caractère et respectent l’identité musicale des chants. Ceci dit, il ne s’agit pas d’une recherche ethno-musicologique, donc une grande liberté est laissée à l’arrangeur, Jean-Christophe Hoarau, qui enrichit la palette traditionnelle de sons originaux issus de ses propres créations. Par ailleurs, dans la vie de tous les jours, ces chants s’interprètent sans aucun accompagnement musical. Mais, s’ils possèdent en eux-mêmes une grande qualité musicale a cappella, tout un disque sans instrumentation nécessiterait des oreilles plus averties. Il n’y a pas donc ici d’ambition ethno-musicologique mais simplement le projet d’utiliser les ingrédients, les matériaux spécifiques à ces musiques, et de valoriser ainsi les chants proposés. Ce que je peux vous dire, c’est la surprise et le plaisir dont témoignent les interprètes pour tous les disques que nous avons réalisés jusqu’à aujourd’hui. Ils nous renvoient souvent : « Je n'aurais jamais cru que ce serait si beau à écouter ». Pour eux, c'est une plus value. Je ne cherche pas la perfection technique avant tout. En fait l'authenticité renvoie à la qualité. C'est d'abord la musique de cette personne-là plutôt qu'une recherche technicienne.
Alors, à quoi sert la musique ?
Valoriser ces musiques dans ce qu'elles ont d'essentiel, replacer la voix au coeur de la musique. Ici l'habillage musical est là pour valoriser le mieux possible les timbres de voix, la qualité de ces chants. Certaines voix très typiques, un peu rauques ou graves peuvent sembler difficiles à écouter pour des oreilles occidentales. Elles ne font pas partie des canons vocaux habituellement valorisés dans notre culture. Et pourtant, elles apportent malgré leur aspect brut, beaucoup de naturel, de spontanéité et d’authenticité. Celle-ci rejaillit et influe sur notre perception.
Qu'est-ce que ce disque-là a de particulier par rapport aux autres ?
Sans doute les rencontres : c'est tellement lointain pour moi, tellement étonnant. J'ai eu la même impression avec les Comptines des rizières. On entre dans un temps différent avec ces sons qui s'étirent. Pour l’Inde, j’ai été frappée par l’importance que revêt le chant en général dans la vie de toute personne, quelque soit son niveau de culture et d’expression, sachant que l’éducation des enfants et donc la musique qui leur est adressée s’inscrit dans une culture beaucoup plus large marquée par les grands récits millénaires, les différentes croyances. L’enfant n’est pas considéré comme ici indépendamment d’un contexte familial et social. L’ancien et le moderne se confrontent sans vraie frontière, entre les musiques de Bollywood et la culture musicale classique. Cette ouverture est assez impressionnante.
Et puis, il y a la diversité des voix, une complémentarité entre les voix d'hommes, les voix d''enfants, les voix de femmes - jeunes ou vieux. Par exemple la voix du professeur de tamoul, Joseph MoudiaPPannadin, redonne cette dimension intergénérationnelle. Le rôle des pères et des grands-pères est aussi très important dans cette transmission.
Et le livre?
L'illustratrice (Aurélia Fronty) a bien sûr écouté le disque, mais je n'ai pas eu de contact avec elle et je le regrette. À chaque fois que je rencontre un illustrateur (ça a été le cas avec Laurent Corvaisier qui a illustré À l’ombre du flamboyant), il se passe
quelque chose d'important.
Cela dit, j'aime les représentations qu'Aurélia Fronty a réalisées, je suis contente des couleurs et je trouve qu'elle a bien rendu les ambiances et l'état d'esprit de l'enregistrement : c'est volubile, enlevé. Par exemple pour « Bhore holo», elle a fait quelque chose de très frais qui correspond bien à la voix de la petite Delfina qui chante et elle a bien traduit le côté aérien de la chanson.
Vincent Etienne de Didier jeunesse, a aussi fait un énorme travail. Il a coordonné la réalisation finale, fait le lien entre le sonore et l'écrit, s’est occupé des transcriptions et des traductions. De nombreux allers-retours, ajustements sont toujours nécessaires.
Pour moi, le plus gros du travail, ce sont les commentaires sur le contexte des chants. Non seulement il y a l'écriture (je suis musicienne et plus à l'aise avec la musique) mais aussi toutes les recherches préalables; il faut parfois établir des centaines de contacts pour écrire quelques pages. C'est un énorme travail, passionnant, et qui prend beaucoup de temps. Il faut que ce soit à la mesure des autres aspects du disque, donner des informations fiables, ni trop, ni pas assez…
Un mot de conclusion ?
Ce qui m'a frappée, c'est la spiritualité qu'on trouve partout et qui n'est pas forcément religieuse mais qui porte la vie quotidienne en Inde. Les dieux évoqués servent plutôt de point de repères et aident l’individu dans toutes sortes de situations de sa vie.
Quel sera votre prochain livre-CD ?
Je ne peux rien dire pour le moment, mais ça pourrait bien être un livre CD sur une province de France.
Notes
(*) Chez Didier jeunesse:
• Dans la collection « Comptines du monde »
À l'ombre du flamboyant, 30 comptines créoles, Haïti, Guadeloupe, Martinique et La Réunion
Comptines et berceuses du baobab, 30 comptines d'Afrique Noire
Comptines et berceuses de Bretagne
Comptines et berceuses des rizières : 29 comptines de Chine et d'Asie
• Dans la collection « Les petits lascars »
Les premières comptines des tout-petits : 0-3 ans
(**) Chez Erès, coll. les 1001 bébés: Les bébés et la musique , 3 vol.
• Chez Nathan/CRDP, Coll. Les pratiques de l’éducation, septembre 2005: Co-auteur avec Roger Müh, de Ecouter autrement – Premiers repères sonores à l’école maternelle .
• Au SCEREN/CNDP/CRDP, coll. pratiques à partager, juin 2011:
Co-auteur avec les CPEM de Seine-Saint-Denis de À travers vies, à travers chants, le patrimoine chanté des familles à l’école, .
(***) ATLA : Centre musical dirigé par Jean-Christophe Hoarau, école de musique actuelles et de jazz à Paris.
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